Maintenir une psychiatrie de secteur de qualité, intégrer les malades dans la cité, gérer les urgences avec peu de lits : le Dr Patrick Chaltiel raconte.
Le secteur a 50 ans. Il y a eu une longue période où le ministère de la Santé a fermé le bureau de la santé mentale, et où donc le secteur s’est développé en roue libre je dirais, d’une certaine façon. Il y avait initialement des missions du secteur qui avaient été définies, mais elles n’ont pas été affinées et généralisées, ce qui fait que le secteur s’est développé, je dirais un peu dans le désordre, dans la disparité, et dans l’inégalité des moyens. En France on a un certain nombre de secteurs qui fonctionnent bien, qui sont dotés correctement, qui ont intégré des missions à peu près cohérentes, et puis d’autres secteurs qui sont sous-dotés, ou qui n’ont pas évolué. Chaque secteur finalement a eu choix de définir localement ses missions. Ce qui est à la fois une bonne idée mais qui manque de cadre. C’est comme pour les CLSM actuellement, on est en train de demander une charte des CLSM pour que – les conseils locaux de santé mentale – pour qu’il y ait quand même un cadre de définition d’à quoi ça sert, un conseil local de santé mentale, et que ça ne se développe pas dans une totale anarchie. Je ne dis pas que le secteur est anarchique, mais le secteur est disparate, et donc quand l’UNAFAM nous interpelle – moi je raconte ma sauce sur le secteur, mais les parents de l’UNAFAM au niveau national me disent : « bon d’accord, ok, vous, vous faîtes ça mais chez moi ils ne font pas ça du tout ». Donc il faut, à mon avis, si on veut sauver le secteur, il faut – et à mon avis on le sauvera, parce que l’état sait bien que la seule expérience qui ait permis vraiment de transformer des préoccupations qui au départ sont des préoccupations de sécurité publique, de les transformer en soins, de transformer une trajectoire qui s’inaugure par un problème de sécurité, un problème de contrainte, de le transformer en soins et en attention, seules les équipes de secteur savent faire ça. Et ce n’est à un niveau territorial de 300 000 habitants qu’on peut réaliser cette opération de transformation, de conversion en soins et en attention, de quelque chose qui s’inaugure par un problème de sécurité publique.
Alors, la mission de santé publique, c’est simple, c’est : accès aux soins, proximité, réactivité, mobilité, disponibilité. Donc, voilà, ces termes-là sont des termes simples mais qui sont peu pratiqués encore par une grande partie des équipes de secteur – en particulier la mobilité. Alors, il y a traditionnellement les VAD dans les CMP, visites à domicile, mais il y a peu de secteurs qui ont mis en œuvre une mobilité sur l’urgence. C’est-à-dire un centre d’accueil et de crise qui fonctionne vraiment comme un centre d’accueil et de crise, qui reçoive sans délai, à bas seuil, c’est-à-dire qui ne se pose pas a priori la question du diagnostic avant de recevoir, qui se pose la question de l’accueil avant la question du diagnostic, accueil de toute souffrance psychique aiguë, ou même de situation de détresse psychosociale. L’accueil ici qu’on a, que je vous ferai visiter tout à l’heure, c’est un accueil qu’on a choisi sans lit. Il n’y a pas de lit. La plupart des centres d’accueil ont des lits, et le problème du lit, si vous voulez moi je ne suis pas hostile au lit, il y a eu une époque la psychiatrie sans lit, vous savez, les psychiatres militants du secteur, certains d’entre eux en tout cas, voulaient faire de la psychiatrie sans lit. En disant : « le lit ça fige, ça tourne à l’asile de façon systématique ». Donc il y a eu beaucoup de gens qui se sont battus, y compris mon prédécesseur Yves Baillon, il s’est battu contre l’hospitalisation. Il a mis en œuvre l’accueil contre l’hospitalisation. Pour vider les lits. Et on est arrivés sur la Seine-Saint-Denis à 20 lits par secteur, donc très peu. On a 20 lits pour une population de 70 000 habitants. Donc on n’a pas – et on ne s’en plaint pas. Alors, les institutions par contre se plaignent : les maisons de retraite, les MASS. « Oui, on veut vous hospitaliser des gens et vous n’avez pas de place, vous n’en avez jamais ». « Non, non, on ne va pas faire comme ça. On va travailler avec vous, on va aller chez vous », sur le secteur il faut travailler avec les institutions et avec la population, sinon on est très vite débordés, les 20 lits vous imaginez, comment on pourrait les immobiliser avec des grands malades chroniques si on n’avait pas ce pari de l’insertion et de l’intégration des malades dans la vie de la cité.
Le partenariat, la collaboration partenariale est productive du point de vue d’une réduction des appels à la psychiatrie : quand les gens sont en confiance avec la psychiatrie, ils osent faire des choses sans la psychiatrie. Ils savent qu’ils ont ce recours, et on a beaucoup moins d’appels « déconnants » de la part de l’équipe de Jean Verdier, qui en a dans d’autres hôpitaux généraux, où on appelle la psychiatrie à tout bout de champ dès qu’une personne s’agite.
Le premier réflexe de l’urgentiste c’est d’isoler le malade. Le premier réflexe du psychiatre ne doit pas être de séparer le malade des gens qui l’accompagnent. Au contraire, d’essayer de déconstruire la situation d’urgence, c’est-à-dire de comprendre ce qui a conduit à l’urgence. Parce que l’urgence psychiatrique – il y avait même des collègues à une époque qui disaient : « il n’y pas d’urgence psychiatrique hors le risque suicidaire mélancolique ». Moi je pense qu’on ne peut pas avoir cette position en psychiatrie : l’urgence psychiatrique n’est pas une urgence objective, rarement, ce n’est pas une urgence vitale objective, c’est un vécu intersubjectif d’urgence. Et il faut que la psychiatrie intègre l’idée qu’elle prend en charge non pas une réelle urgence médicale, mais un vécu collectif, un vécu d’un groupe qui est débordé et qui ressent une urgence, et qui ressent vraiment une profonde détresse. Et donc la psychiatrie doit s’ouvrir au groupe, à ce qui se passe dans ce groupe, essayer de comprendre ce qui a conduit à cette situation d’urgence. Donc, avec le malade seul – ça n’exclut pas la prise en charge du patient, et l’individualisation de la prise en charge du patient, mais dans un premier temps, ça doit être un temps collectif. Il faut accepter ce tsunami émotionnel, qui est la situation d’urgence psychiatrique, dans laquelle il y a deux ou trois ou quatre ou cinq personnes qui d’un seul coup, on a l’impression que la folie est générale, il y a une espèce d’agitation ambiante, qu’on va être débordé – d’emblée, l’accueillant psychiatrique ne doit pas avoir dans l’idée d’évacuer le malade, mais au contraire de construire un lien durable. Et donc l’accueil va se faire en plusieurs coups. Quand on voit un malade aux urgences de Jean Verdier, en général ça se termine par un rendez-vous le lendemain à l’unité d’accueil ici. Et on va voir plusieurs fois le malade, et parfois plusieurs fois en état aigu. La construction se fait de façon progressive, sur une, deux, trois semaines, et pas de façon immédiate. C’est rare qu’on procède immédiatement à une hospitalisation, y compris dans des situations de crise. Chaque fois qu’on hospitalise un patient, il faut se poser la question : « pourquoi on l’hospitalise ? Est-ce qu’on doit l’hospitaliser ou pas ? ».
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